À l’heure où l’on parle régulièrement de délégation de tâches entre les médecins et les professionnels para-médicaux et où le débat est souvent passionnel à ce sujet, on ne se rend pas compte que la CPAM a déjà depuis longtemps mis en œuvre la délégation des tâches pour décharger ses services en utilisant les médecins libéraux, qui effectuent maintenant une partie du travail qui devrait être dévolu au Service Médical des Caisses ou même au personnel administratif.
Et cette évolution s’est faite insidieusement si bien que les médecins ne s’en rendent même pas compte eux-mêmes !
L’Ordonnance bi-zone
Au début de la mise en place des ALD, les patients concernés ont été pris en charge à 100% pour tout.
Rapidement la charge budgétaire a explosé, et donc on a inventé dans un premier temps les ordonnanciers ALD (les plus vieux s’en souviennent sûrement) puis les ordonnances bi-zones (mises en place en 1993 et qui ne devaient pas dépasser le 31/12/94 … depuis de l’eau a coulé sous les ponts).
A charge pour le prescripteur de différencier, sous SA responsabilité, ce qui relève de l’ALD de ce qui relève du régime commun.
Pourtant les ELSM (Echelons Locaux des Services Médicaux) sont en possession du PES (Protocole d’Examen Spécial) de chaque patient en ALD et donc sont en mesure de déterminer pour chaque prestation si elle doit être prise en charge ou non ! Supprimons-donc les bizones et leurs complications inutiles.
La télétransmission
Le corollaire de la prise en charge progressive de tous les français et résidents étrangers par un régime d’assurance maladie obligatoire est évidemment l’établissement d’une feuille de facturation, qui avec la généralisation de SésamVitale est progressivement passée de FSP à FSE.
Certes la facturation électronique offre des avantages, en particulier en matière de tiers-payant.
Mais il n’en est pas moins vrai que le travail de saisie est maintenant très majoritairement fait par les médecins libéraux ou leur personnel (plus de 92% en 2015 !) , avec leur matériel et leur logiciel, donc à leur frais, et que ce travail initialement somptueusement payé 0,07 € par FSE (alors que le coût de traitement d’une FSP était en moyenne de 1,74 € en 2009 contre 0,27 € pour une FSE, soit 1,47 € d’économie) est maintenant non seulement totalement gratuit, mais en plus légalement obligatoire puisque prévu à l’article 60.1 de la Convention.
Pourtant on parle de sommes conséquentes : presque un milliard des FSE en 2015 rien que pour les CPAM et la CGSS, soit 1,5 MILLIARD d’euros d’économies par an (plus les autres régimes), dont les médecins ne profitent pas.
Les téléservices
De façon générale, les téléservices simplifient plus la tâche des Caisses que celle des médecins libéraux, l’ergonomie d’EspacePro laissant souvent à désirer.
Le travail de saisie des AT, déclarations de médecin traitant, arrêt de travail, est pourtant de plus en plus fait en ligne par les médecins. Et la CPAM espère que la tendance va s’accentuer, d’autant que c’est un indicateur intégré au forfait structure.
On m’objectera qu’il aurait fallu qu’ils le fassent de toute façon sur un support papier.
Certes mais alors au moins le travail est partagé : le médecin fait le travail intellectuel qui motive une demande, la caisse fait le travail de saisie. 9 à 12 ans d’études pour un travail de secrétariat, c’est un peu sous-employer ses compétences.
Et dans le cadre des demandes d’ALD sur EspacePro, cela va plus loin : c’est le médecin libéral qui endosse la reponsabilité de la décision d’attribution d’ALD, pas le médecin-conseil.
Certes pour l’instant il n’y a pas de sanction en cas d’erreur, mais qu’en sera-t-il à l’avenir ?
Les visites à domicile
La prise en charge des visites à domicile est théoriquement complètement réglementée. Cela ne devrait donc ne pas concerner les médecins.
Sauf que dans toutes les documentations de la CPAM on retrouve cette phrase magnifique : « C’est vous qui estimez la capacité du patient à se déplacer, sur des critères médicaux ou sociaux » qui transfère la charge et la reponsabilité de la décision au médecin, ce qui peut parfois le mettre dans des situations difficiles.
Supprimons-donc cette incongruité ! le médecin se déplace, il facture le déplacement, et la Caisse applique ensuite la réglementation (qu’elle connaît) au cadre administratif du patient (qu’elle connaît), quitte à demander l’avis du médecin-conseil sur le caractère médicalement justifié de la visite.
Les prescriptions non remboursables
Il existe de nombreuses spécialités qui sont remboursables, ou non, en fonction de l’indication.
Un exemple parmi d’autres : le vaccin contre l’hépatite A, qui n’est pris en charge que pour les patients atteints de mucoviscidose ou d’hépatopathies chroniques actives notamment dues au virus de l’hépatite B et C.
Si le médecin a oublié de marquer NR sur l’ordonnance, le patient est remboursé par son assurance maladie. Et en cas de contrôle, c’est au médecin qu’on réclamera l’indu. Il serait pourtant extrêmement simple de vérifier avant de rembourser que le patient entre bien dans l’une des deux catégories concernées ; mais il est encore plus simple de faire porter cette charge de travail au médecin libéral prescripteur.
Le rôle du médecin, c’est de prescrire ce qui est nécessaire à son patient, sans devoir vérifier à chaque fois les conditions de remboursement du traitement. Ce travail est celui de l’assurance-maladie.
Dans le même ordre d’idée, alors que la prescription en DCI est obligatoire depuis le 01/01/2016, on essaie de donner au médecin le rôle d’arbitre entre les pharmaciens intéressés à la dispensation de génériques et les patients attachés aux princeps, par la procédure ridicule du « Non substituable » manuscrit, mais en laissant planer la menace de sanctions conventionnelles à ceux qui en « abuseraient ».
Les prescriptions de transport
Elles aussi sont strictement règlementées. Mais les patients ne comprennent pas le plus souvent pourquoi « ils n’y ont pas droit ». C’est exactement le même problème que pour les ordonnanciers bizones ou les prescription de médicaments non remboursables.
Le médecin prescrit ce qu’il estime nécessaire, l’assurance-maladie rembourse ce qu’elle estime justifié. Mais ce ne devrait pas être aux médecins de faire le travail de l’assurance-maladie, comme c’est le cas actuellement.
Les autorisations de sortie du département en arrêt de travail
Là normalement pas de souci, c’est exclusivement du ressort du Service Médical. Mais souvent ce dernier essaie de renvoyer le patient sur le médecin traitant pour qu’il fasse le travail à sa place. Ne vous laissez pas faire et ne metttez pas le doigt dans l’engrenage.
Le DMP, la prochaine étape ?
Les CPAMs ont récupéré la gouvernance du DMP et voudront donc montrer qu’elles sont capables de faire (enfin) démarrer le Dossier Mal Parti.
Il est d’ores et déjà nécessaire d’être équipé d’un logiciel de gestion du cabinet médical compatible DMP pour pouvoir bénéficier du forfait structure. Il y a fort à parier que les caisses vont fortement inciter les médecins à créer puis alimenter les DMP (même si leurs personnels administratifs en créent déjà un certain nombre), voire à gérer la structuration des DMP.
Mais pour l’instant aucune rémunération n’est prévue pour cette tâche particulièrement chronophage avec une responsabilité importante. Il ne faudra pas que les médecins se laissent prendre au piège d’accepter un nouveau travail gratuit hors du champ du soin.
Au total
Insidieusement les caisses ont délégué un nombre conséquent de tâches aux libéraux. Ceux-ci en ont-ils tiré profit ? Non ! ils payent pour la télétransmission et n’ont pas touché de dividendes sur les économies conséquentes réalisées.
Pire, ils s’exposent à des procédures de reprise d’indus s’ils se trompent dans leurs prescriptions (bizones, transports, non remboursables) ou conventionnelles s’ils font trop de « Non substituables ».
Et l’Assurance Maladie en a-t-elle profité pour alléger ses effectifs et participer à l’effort d’économie ? Que nenni ! Les agents liquidateurs désœuvrés par la diminution des saisies ont été reconvertis en Délégué.e.s de l’Assurance Maladie (DAM pour les intimes) chargés de cornaquer les médecins pour bien les maintenir dans le bon chemin, ou en agents promoteurs des divers PRADOs auprès des patients hospitalisés ; quant aux médecins-conseil, leurs missions, de contrôle des assurés, semblent de plus en plus évoluer vers le contrôle des médecins libéraux, armés du délit statistique et de l’intimidation.