Martine Aubry et Vincent Peillon.
Madame Aubry,
Mercredi 5 octobre, lors du dernier débat précédant les primaires citoyennes, vous avez déclaré qu’il n’était pas absurde de demander à un médecin fraîchement thésé d’exercer 5 à 10 ans dans une zone en situation de désertification médicale, l’Etat nous finançant 10 ans d’études.
Lillois d’origine, ch’ti dans le coeur, j’ai vu ce que vous avez réalisé dans ma ville natale. J’ai vu cet endroit renaître. Je vous ai vu au travail au Parti Socialiste. Je n’ai aucun doute sur votre capacité au travail. Je n’ai aucun doute sur votre intégrité.
Hier soir, Madame Aubry, vous avez perdu ma voix.
Madame, oui, nos études sont financées en partie par l’Etat. Mais connaissez-vous la réalité financière du portefeuille d’un carabin ?
Les sites d’enseignement sont situés dans les grandes villes, où le prix du mètre carré atteint des sommets. L’évolution du prix de l’immobilier, madame le maire d’une grande ville, ne devrait pas vous être étranger. Or, notre filière d’études est sanctionnée non pas par un mais par deux concours, le concours de sélection de première année et les épreuves nationales classantes en sixième année, nous permettant de choisir un poste d’interne dans une ville donnée. Ces concours nous imposent d’être à proximité des hôpitaux pour réussir : si nos parents n’ont pas les moyens d’avoir un appartement dans les villes, souvent, ils doivent souscrire un prêt.
En effet, Madame, nous ne pouvons financer nous-mêmes notre logement. Nos journées se partagent entre les stages de 8 h à 13 h, les cours de l’après-midi, souvent obligatoires, et le travail personnel le soir. Vous ajouterez à ceci le temps pris par les gardes et les astreintes du week-end. Ainsi nous ne pouvons avoir un travail assurant des revenus réguliers et suffisants pour financer un loyer, à l’exception du travail de nuit, solution à laquelle de plus en plus de carabins sont contraints, allez donc demander aux étudiants de Bobigny dans quelles conditions ils vivent et comment ils financent leurs études.
Plus haut, je vous parlais de stages. Je faisais erreur, nous ne sommes pas stagiaires, nous sommes « étudiants hospitaliers », ce qui nous retire tous les avantages, notamment salarial, du statut de stagiaire. Parfois avec retard, nous touchons une paie, variant de 100 euros mensuels en quatrième année à 250 euros en sixième année. Rajoutez à celà les 20 euros qu’engendrent chaque garde, quand nos services paient les nuits de garde, ce qui peut arriver, tout comme le repos compensateur qui est parfois « oublié ».
Puis à partir de la septième année, nous sommes « internes » et touchons un peu plus que le SMIC. Mais divisez ce salaire par le nombre d’heures effectuées réellement, vous aurez alors moins que le SMIC horaire. Comparez donc nos revenus à bac+5, bac+6, bac+7 aux étudiants de l’ENA…
Et je ne vous parle que de l’immobilier, mais rajoutez à celà les frais de transport (non remboursés) pour se rendre dans les hôpitaux périphériques, les livres de cours (au moins 40 euros pour chaque livre, à raison de 6 à 10 discipline par an), les conférences de préparation au concours de l’internat, hélas nécessaires, les facultés ne nous préparant pas à la méthodologie spécifique des épreuves classantes nationales.
Non Madame, nous ne sommes pas tous des nantis, fils de médecins désirant reprendre le cabinet. Beaucoup dans une faculté de médecine viennent des cités, ont cherché à briller, à prendre cet ascenceur social brinquebranlant. Nos études demandent beaucoup de sacrifices, même si l’Etat prend en charge une partie financière majeure de notre formation.
Sur quelle base enverriez-vous tel ou tel étudiant à Pétaouschnock ou à Trifouillis-les-Oies ? Sur la base du classement des épreuves classantes ? Il n’y a pas classement plus aléatoire : 8000 étudiants sont classés sur 1000 points entiers donc chaque étudiant est ex-aequo avec plusieurs autres. Pour les départager, l’examen est composé de 10 épreuves, la note de la première épreuve est regardée, puis en cas d’égalité, la note de la deuxième sert à les classer, ainsi de suite… Il suffit donc de modifier l’ordre des cas cliniques pour chambouler ce classement !
Non madame, les étudiants en médecine ne sont pas tous sectaires. Certains sont déjà fiancés, ont des projets parentaux. Certains ont un conjoint qui a déjà un travail à un endroit précis et qui ne peut le quitter. Que voulez-vous faire d’un jeune médecin, dont la femme a ouvert son entreprise et qui a déjà des enfants ? L’envoyer loin de chez lui ? Devoir faire un choix entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle ? N’avez-vous jamais entendu dire un enfant de médecins qu’il ne voyait que trop peu ses parents ?
Aujourd’hui, Madame Aubry, de nombreux étudiants arrêtent le cursus médical en cours de route, épuisés par les difficultés inhérentes au cursus et au métier. Ne rajoutez pas de nouvelle difficulté ou vous perdrez encore plus de médecins. Informez les lycéens abreuvés de Dr. House et Greys’ Anatomy sur la réalité du métier. Développez les mesures incitatives. Le Contrat d’Engagement au Service Public qui permet de toucher 1200 euros par mois en échange d’un temps d’exercice égal au temps d’allocation dans une zone sous-médicalisée ne peut toucher que 2 étudiants par année, toutes promotions confondues au maximum dans ma faculté, alors que nous sommes 400 par promo !
Je terminerai ce post par cet article. En effet madame, aujourd’hui, le médecin qui gagne bien sa vie, c’est celui qui fait mal son boulot.
Je vous prie d’agréer, madame le Maire, l’expression de mon respect.
Un carabin inquiet pour son avenir