Cher Cyrille,
En tant que médecin, l’un des rapporteurs de la loi de santé à l’Assemblée, tu devrais être sensible à cette analyse que ma longue expérience en médecine générale (notamment pour les pathologies chroniques), en e-santé, et aux niveaux syndical et ordinal m’autorise à exposer.
La médecine est un métier passionnant mais difficile et exigeant: il ne peut y avoir de bonne médecine sans médecin.
Je peux comprendre que les parlementaires soient sous la pression de leurs électeurs du fait des difficultés d’accès aux soins que ce soit à l’hôpital ou en libéral : 20% de patients sans médecin traitant (MT), mais les choix pour y remédier, comme ceux proposés dans ce projet de loi, ne doivent pas déboucher sur une médecine « dégradée » faisant courir des risques à la population et dangereux pour la santé publique. Tous les syndicats médicaux ont la même analyse et en face certains opposent une réaction corporatiste, mais l’Ordre des médecins, en respect des missions que le législateur lui a confiées s’est aussi largement exprimé notamment lors des vœux du Président François ARNAULT en présence de la ministre Agnès Firmin Le Bodo. Voir à :
https://www.conseil-national.medecin.fr/publications/newsletters-mensuelles/newsletter-janvier-2023
Pour pallier à la pénurie de médecins, cette loi propose de confier certains actes à d’autres professionnels de santé que les médecins: « … À cet égard, les protocoles de coopération et le développement de la pratique avancée semblent être les réponses les plus appropriées… »
« Réponses les plus appropriées » ? d’autres alternatives paraissent plus logiques et moins risquées, comme rendre à nouveau attractif l’exercice libéral, notamment pour les généralistes qui fuient ce mode d’exercice préférant le salariat ou les remplacements.
Globalement il n’y a jamais eu autant de médecins inscrits aux tableaux de l’Ordre qu’au 1er janvier 2022 ! Voir l’atlas de la démographie du CNOM à:
https://www.conseil-national.medecin.fr/lordre-medecins/conseil-national-lordre/demographie-medicale
Au 1er janvier 2022 il y avait 317 554 médecins inscrits aux tableaux de l’Ordre, soit + 5 382 (1,7%) en 1 an et + 56 176 (21,5%) depuis 2010 !
Mais ces chiffres bruts cachent : le type d’exercice (salariée, libéral, remplacement, cumul emploi-retraite…), le niveau de l’activité c’est-à-dire les Équivalents Temps Plein (ETP), et les disparités régionales ou au sein des diverses spécialités ! A ce propos, j’ai déjà pointé le nombre de médecins spécialistes formés en France déterminé non par les besoins en santé publique mais plutôt par celui des places d’internes dans les services hospitaliers !
Alors comment ramener tous ces médecins, notamment généralistes (MG), déjà formés vers le secteur libéral ? Nul n’est besoin d’attendre 10 ans les effets d’une augmentation du numérus clausus, ils sont là, et Il y a de très nombreuses pistes ! Ainsi je peux évoquer en vrac:
- L’augmentation de l’acte de base en est une, bien entendu, mais certains diront que les médecins vont alors moins travailler, je l’ai entendu dire par un ancien directeur de la CNAM ! Mais il suffirait de conditionner cette hausse à un quota minimum d’actes.
- La valorisation financière de la difficulté de l’exercice (lieu d’installation) et de l’expérience acquise avec le temps : tout est négociable de la revalorisation de la valeur des actes dans les « déserts médicaux » (comme c’est le cas dans les DOM-TOM) à une prime annuelle…et de même après un certain nombre d’années d’exercice. A propos des DOM-TOM il est également indispensable d’appliquer la majoration sur les actes en CCAM (classification commune des actes médicaux) comme pour la NGAP (nomenclature générale des actes professionnels).
- La compensation financière reversée aux praticiens des RDV manqués non annulés. La charge en incomberait aux patients indélicats et pas à l’assurance maladie.
- L’arrêt des pressions et harcèlements des CPAM sur les médecins notamment les MG : pour les IJ (indemnités journalières) avec son cortège de MSO (mise sous objectif), MSAP (mise sous accord préalable), les pertes systématiques de courriers (à croire que les CPAM mettent à la corbeille les envois des médecins), avec ses demandes redondantes notamment pour les FSP (feuilles de soins papier) des actes facturés en mode dégradé… Quelques exemples: tel médecin se voit réclamer les CR (compte-rendus) de 3 000 actes pour un contrôle, telle autre installée au mois de mars dans un désert médical est mise sous pression après seulement quelques mois pour ses prescriptions d’arrêts de travail (IJ). Globalement la charge administrative doit être abaissée et cela passe aussi par la suppression de tous les certificats inutiles plutôt que rajouter du personnel supplémentaire pour s’en acquitter (assistants médicaux).
- L’équilibre le la convention entre les CPAM et les médecins alors qu’avec le temps tous les droits sont du côté des caisses et tous les devoirs du côté des praticiens ! A titre d’exemple, le texte conventionnel prévoit de multiples sanctions conventionnelles (avec proposition d’aggravation dans la négociation actuelle) pour les médecins qui ne le respecteraient pas, mais aucune pour les caisses, dont les directeurs bénéficient de pouvoir trop importants : un directeur de CPAM peut ainsi imposer SA décision face à celle de l’ensemble des membres d’une commission des pénalités !
- Le volet PDSA (permanence des soins ambulatoires): il ne faut pas revenir sur le volontariat, mais en revanche éduquer la population à l’usage des urgences, et surtout prendre en compte la mission de service publique assurée par les médecins libéraux lors de la PDSA: les effecteurs doivent bénéficier des assurances publiques liées à cette fonction et d’un repos compensateur nécessaire après leur garde, rémunéré par l’état.
- Le volet sécurité: les menaces, agressions verbales et/ou physiques de soignants doivent être prises en charge et sévèrement sanctionnées. Aujourd’hui, la majorité des plaintes avec une ITT inférieure à 8 jours sont classées sans suite alors que le 4è alinéa de l’article 222-13 du code pénal précise qu’il s’agit de circonstances aggravantes ! La Cellule Juridique de la FMF doit ainsi régulièrement saisir les procureurs, et les professionnels de santé se porter partie civile en cas d’agression.
L’acte médical est avant tout un acte diagnostic, l’aboutissement d’une réflexion confrontant différentes hypothèses (diagnostics différentiels dans le jargon médical).
Le diagnostic étant posé, l’acte thérapeutique devient alors facilité, quoique renouveler un traitement demande sa réévaluation pour apprécier le maintien du rapport bénéfice/risque, pour rechercher les effets secondaires, la tolérance et la possible iatrogènie…
Permettre la primo prescription à des professionnels de santé autres que des médecins c’est autoriser ces professionnels à traiter après avoir porté un diagnostic pour lequel ils ne sont pas suffisamment formés. je vais prendre 3 exemples, l’infection urinaire basse, la douleur lombaire, le renouvellement d’ordonnance ou la primo prescription dans l’HTA (hypertension artérielle):
Dans le premier cas qui devrait concerner nos collègues pharmaciens, j’ai pu voir des arbres décisionnels très bien faits mais complexes: seront-ils toujours parfaitement lus et respectés et par qui ? Toujours le pharmacien ou parfois des assistants face à la pression de la patientèle et aux multiples tâches endossées aujourd’hui par les pharmacies ? Un protocole mal respecté peut aboutir à une septicémie.
Dans le second, l’origine de la lombalgie peut-être trompeuse et multiple (maladies auto immunes, lésions secondaires…) et tout ramener à une lombalgie commune mécanique risque pour le kinésithérapeute d’être à l’origine de retards de diagnostics et de pertes de chance se terminant devant les CCI (commissions de conciliation et d’indemnisation).
Initier un traitement ou le renouveler pour l’HTA relève d’une démarche diagnostique qui dépasse largement la formation d’une IPA (infirmière de pratique avancée), d’autant qu’à la lecture de l’article 1 alinéa 5 du projet de loi, il est évoqué une validation des acquis de l’expérience (VAE) qui va dispenser de toute formation. HTA primaire ou secondaire, impact sur l’organisme, choix du traitement en fonction d’une appréciation globale…
En revanche les IPA peuvent occuper une place précieuse dans la préparation de consultations spécialisées notamment des primo consultations: cela a été expérimenté en Auvergne Rhône-Alpes en néphrologie dans le cadre du COTER IRC (comité technique régional insuffisance rénale chronique) où des IPA interviennent en amont de la CS (consultation spécialisée) de néphrologie, rassemblent les pièces nécessaires à cette consultation qui est alors effective alors que dans la pratique habituelle elle ne servait qu’à cette phase de « montage » du dossier.
Ces professionnels et leurs organisations représentatives sont très demandeurs d’une montée en gamme de leurs activités, et c’est compréhensible leur démographie étant plutôt excédentaire comparativement à celle des médecins !
L’état au pied du mur face à la démographie médicale est pressé de toutes parts, mais tous les acteurs sont-ils prêts à faire face aux conséquences médico-légales potentielles de choix risqués, et à la dégradation de la santé publique ? Sans compter sur la probable hausse substantielle des contrats de RCP (Responsabilité Civile Professionnelle) des professionnels entrant dans le champ du diagnostic et à qui la « perte de chance » pourrait être demain aussi reprochée, alors qu’il y a des alternatives qui utilisent les acteurs et compétences existants comme je l’ai évoqué plus haut.
Dr Marcel GARRIGOU-GRANDCHAMP, Région Auvergne Rhône-Alpes, CELLULE JURIDIQUE FMF
Adressé par mail à: cyrille.isaac-sibille@assemblee-nationale.fr